Publié le 10 déc. 2021 à 10:00Mis à jour le 10 déc. 2021 à 12:18
Les femmes ont encore du pain sur la planche pour imposer leur voix dans le théâtre. Une double actualité le rappelle de manière cinglante. La première dissipe l’illusion d’un milieu artistique exemplaire protégé des violences masculines : quatre ans après le mouvement de révolte dans le cinéma, s’est créé fin octobre un « MeToo théâtre » visant à dénoncer les agressions sexuelles et harcèlement dont sont victimes des comédiennes.
La seconde montre que le secteur est encore loin d’atteindre la parité : selon une enquête publiée tout récemment par le Syndeac (syndicat des entreprises artistiques et culturelles qui regroupe les théâtres publics) auprès de plus de 300 établissements, les spectacles mis en scène par des femmes représentent seulement 35% de la programmation. Toutes et tous rêvent d’un rééquilibrage sur les planches et dans les coulisses qui permettrait d’assurer une expression artistique équilibrée, tout en prévenant les dérives d’abus de pouvoir et de domination machiste.
Programmation paritaire à Avignon
Ce rêve n’est peut-être pas une utopie. Car malgré les pesanteurs de la tradition, les choses bougent… Depuis quelques années, les révélations théâtrales sont le plus souvent féminines. Alors que pendant longtemps, Ariane Mnouchkine faisait figure d’exception dans le panthéon du théâtre français, la liste des metteuses en scène renommées n’en finit plus de s’allonger. Preuve récente, Olivier Py et son équipe artistique n’ont pas eu à se forcer pour proposer une programmation paritaire lors de la dernière édition du Festival d’Avignon.
Plus personne n’invoque une politique du quota quand est annoncée la nomination de telle ou telle à la tête d’une institution publique. Signe que les temps changent vraiment : dans les écoles de théâtre, les classes de mises en scène sont souvent majoritairement féminines. Ce basculement nous a inspiré un inventaire du théâtre au féminin aujourd’hui. Une sélection non exhaustive de dix artistes à suivre. Par leurs styles, très différents, elles ont bouleversé, bousculé ou enchanté le public. Elles sont à l’affiche dans les semaines et mois à venir. L’amorce d’une salutaire prise de pouvoir.
Pauline Bureau, la vie en pièces
Elle nous avait charmés en 2014 avec le chant de ses « Sirènes » , un envoûtant conte marin, mélange d’onirisme et de réalisme social. Elle ne nous a pas déçus depuis.
« Pour Autrui», texte et mise en scène de Pauline Bureau, a pour thème la GPA.©Christophe Raynaud de Lage / Hans Lucas
La jeune autrice et metteuse en scène n’a pas peur de se colleter aux phénomènes de société : le scandale du Médiator avec « Mon Coeur » (2017) , la longue marche pour le droit à l’avortement – « Hors-la-loi » (en 2019, à la Comédie-Française)- , l’avènement du foot féminin – « Féminines » (2019) -, la GPA – Pour autrui » (2021) . En cultivant un mélange d’aplomb et d’innocence, Pauline Bureau réinvente un théâtre populaire, spectaculaire et militant qui émeut, faire rire ou frémir.
« Pour autrui », tournée en France jusqu’en mars 2022.
Julie Deliquet, en écran large
Sa passion du cinéma a mené cette artiste de 41 ans au théâtre. Et elle parvient magnifiquement à transformer des films cultes en « bêtes de scènes » : ses adaptations limpides et fluides de « Fanny et Alexandre », de Bergman (en 2019 au Français), d’ « Un conte de Noël », de Desplechin (en 2020 à l’Odéon) et de « Huit heures ne font pas un jour », de Fassbinder (en 2021 au TGP de Saint-Denis) ont marqué les esprits.
Mais Julie Deliquet connaît aussi ses classiques : sa version resserrée d’ « Oncle Vania », de Tchekhov a bouleversé le public de la Comédie-Française en 2016. Avec sa compagnie « In Vitro », elle a développé un style de jeu naturel qui fait mouche. Depuis mars 2020, elle a pris les rênes du Théâtre Gérard-Philipe de Saint Denis.
« Huit heures ne font pas un jour », tournée en France de janvier à mars.
Julie Deliquet, (à gauche) et Maëlle Poésy, metteuses en scène et à la tête de théâtres.©Frédéric Stucin / Pasco
Maëlle Poésy, justesse et précision
Elle a conquis le Vieux-Colombier en septembre avec « 7 minutes », drame social à suspense de Stefano Massini situé dans une usine textile. Mise en scène précise, sens du tempo, direction d’actrices au cordeau (il n’y avait que des femmes dans la distribution)… Tentée d’abord par la danse, Maëlle Poésy a rejoint l’école du TNS en 2007.
Après trois mises en scènes prometteuses, elle fait coup double en 2016 avec deux Tchekhov, « Le Chant du cygne » et « L’Ours » finement enchaînés au Studio de la Comédie-Française, et un drame politique apocalyptique « Ceux qui errent ne se trompent pas », de Kevin Keiss à Avignon. En juillet 2021, elle est nommée à 36 ans directrice du Théâtre Dijon-Bourgogne.
Célie Pauthe, à fleur de peau
Depuis 2013, elle dirige le CDN Besançon Franche-Comté. Célie Pauthe, 46 ans, est une metteuse en scène subtile qui brasse un vaste répertoire, souvent hors des sentiers battus. Elle impressionne en 2011 au Théâtre national de La Colline avec un « Long Voyage du jour à la nuit » d’Eugene O’Neill, spectacle ultrasensible.
« Antoine et Cléopâtre», au CDN Besançon France-Comté dans uen mise en scène de Célie Pauthe.©Hervé Bellamy
Elle maîtrise aussi bien les textes contemporains ( « Yukonstyle », de Sarah Berthiaume en 2013, « Un amour impossible », d’après Christine Angot en 2016) et les classiques (« Bérénice », de Racine en 2018). Sur scène, elle déploie un univers en clair-obscur, intense, à fleur de peau. Créée à huis clos début 2021, sa mise en scène d’« Antoine et Cléopâtre » de Shakespeare apparaît des plus prometteuses.
« Antoine et Cléopâtre », tournée à partir de janvier. Du 7 mai au 5 juin 2022 à l’Odéon.
Julie Duclos, la passion en clair-obscur
Elle a été formée par Alain Françon et Dominique Valadié au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. On ne pouvait rêver mieux pour entamer une vie de théâtre. Julie Duclos nous avait emballés avec « Nos serments » , adaptation libre du film « La Maman et la Putain », de Jean Eustache, à La Colline en 2015.
Essai transformé dans le même théâtre en 2016 avec « MayDay », de Dorothée Zumstein, cérémonie sauvage autour d’une sombre affaire d’infanticide. À Avignon en 2019, elle donnait une version onirique de « Pelléas et Mélisande », de Maeterlinck . On attend beaucoup de sa dernière création, « Kliniken », de Lars Noren, créée début novembre au TNB de Rennes.
« Kliniken », tournée de février à mai. Du 10 au 26 mai 2022 à l’Odéon.
Julie Duclos ( à gauche) et Pauline Bayle.©Jérémie JUNG / SIGNATURES et DR
Pauline Bayle, l’alchimiste
L’«Iliade » et l’«Odyssée » d’Homère emballées en trois heures chrono, « Illusions perdues » de Balzac en deux heures trente…, le tout avec une poignée de comédien(e)s aux rôles interchangeables et pratiquement pas de décor. Pauline Bayle n’a pas son pareil pour s’emparer des textes classiques, les élaguer et produire avec sa jeune troupe surdouée un théâtre à cru.
Qui dit scénographie minimale ne dit pas absence de mise en scène. La jeune artiste crée des effets de théâtre avec un rien. Plébiscitée pour son travail de passeuse de texte accessible à tous et à toutes, elle a été nommée directrice du Nouveau Théâtre de Montreuil à la mi-octobre.
« Illusions perdues », tournée en France jusqu’en juin 2022.
Séverine Chavrier, l’audace en bandoulière
Musicienne formée hors du sérail des écoles dramatiques, Séverine Chavrier a fait une entrée fracassante dans le théâtre en s’emparant avec audace de chefs-d’oeuvre de la littérature mondiale. Hachant menu les grands textes pour en extraire l’essence, elle déploie un théâtre de plateau « total », où se bousculent les acteurs et objets, où explosent la musique et les vidéos.
Guilain Desenclos dans « Aria Da Capo », conçu par la dramaturge et tmetteuse en scène de Séverine Chavrier.©Louise Sari
Son adaptation fulgurante des « Palmiers sauvages », de William Faulkner (2014), puis celle du « Déjeuner chez Wittgenstein », de Thomas Bernhard, devenu « Nous sommes repus, mais pas repentis » (2016), ont fait sensation. Son dernier spectacle, daté de 2019, est « Aria Da Capo » une chronique musicale intimiste. En 2022, elle présentera une nouvelle création, « Ils nous ont oubliés » d’après « La Plâtrière » de Thomas Bernhard. Depuis 2017, elle est directrice du Centre dramatique national Orléans/Loiret/Centre.
« Ils nous ont oubliés », les 24 et 25 mars au Tandem Arras-Douai, puis du 12 au 27 avril, à l’Odéon, Paris.
Jeanne Candel, l’invention permanente
Avec ou sans Samuel Achache, Jeanne Candel – directrice du théâtre de l’Aquarium depuis 2020 – est la créatrice d’Otni (Objets théâtraux non identifiés) réjouissants. Image drolatique d’un homme skiant sur une montagne de gravats dans une adaptation délirante de « Didon et Enée », de Purcell , gags en série dans un « Orfeo », de Monteverdi tout aussi débridé : l’actrice et metteuse en scène convoque dans chacun des spectacles coécrits avec son complice l’étrange et inédit.
Dans ses créations en solo, l’extravagance est encore plus poussée. En témoignent ce « Goût du faux », puzzle surréaliste et musical de deux heures écrit en 2014 et ce « Tarquin » (2019), où le dernier roi de Rome est transformé en général tortionnaire reclus dans la jungle amazonienne.
Caroline Guiela NGuyen, créatrice d’émotions
À 40 ans à peine, Caroline Guiela N’Guyen est un phénomène. Son théâtre à la fois social, intime et spectaculaire bouleverse le public qui suit ses spectacles les larmes aux yeux et l’acclame debout aux saluts. Minutieuse (elle prépare ses spectacles pendant des mois), adepte d’un théâtre de plateau où tout s’invente en « live », elle excelle dans la création d’atmosphères surréelles et signe des scénographies d’une rare élégance.
Tant pis si son écriture reste brouillonne et le jeu des comédiens un brin approximatif : « Saïgon », spectacle sentimental dédié aux exilés franco-vietnamiens (2017) et « Fraternité. Conte fantastique » , sa fresque d’anticipation compassionnelle (2021) ont triomphé à Avignon et ailleurs.
Fraternité. Conte fantastique, en tournée jusqu’en mai.
Caroline Guiela Nguyen et Nathalie Béasse.©Frédéric Stucin / Pasco
Nathalie Béasse, l’ensorceleuse
L’art de Nathalie Béasse touche à l’indicible. Certains spectateurs n’y verront qu’un feu doux. Et pourtant le théâtre-danse de la jeune créatrice brûle d’une flamme intérieure ardente.
Ses spectacles phares, « Le bruit des arbres qui tombent » (Théâtre de la Bastille, 2017) et « Ceux-qui-vont-contre-le-vent » (Avignon, 2021) mixent bribes de grands puissants (Duras, Dostoïevski, Stein), beaux gestes et musique en un troublant patchwork poétique. Les objets s’animent au contact d’énigmatiques acteurs danseurs, comme possédés par les fantômes de Pina Bausch et de Tadeusz Kantor. Nathalie Béasse nous ensorcelle avec une infinie douceur.
« Ceux-qui-vont-contre-le-vent », tournée jusqu’à fin mars. Paris, Théâtre de la Bastille, du 3 au 18 février.